Dans le fond du jardin de la Blanche Maison, une pierre tombale. Drôle (si l’on peut dire) d’idée, me direz vous ! En fait, il m'a fallu des années de patience pour pouvoir enfin racheter à un ferrailleur cet exemple d’une production typiquement ardennaise, celle des monuments funéraires en schiste.
Parce qu’il en constitue le socle, le schiste caractérise l’Ardenne. Il suffit de la parcourir pour s’apercevoir qu’il servait à tout ou presque : murs, toitures, encadrements de baies, sols, éviers, socles de poêles, tables, bancs, mangeoires, fontaines, clôtures... La « pierre bleue » (calcaire) que l’on peut cependant observer en de nombreux endroits (dont les encadrements de fenêtre de la Blanche Maison ) est en fait une pierre d’importation. L’Ardenne, c’est le schiste, et il est normal que celui-ci ait été utilisé pour réaliser jusqu’aux croix des cimetières.
Un art circonscrit dans l’espace et dans le temps
Normal ? Peut-être pas tant que cela, finalement. Tous les schistes, en effet, ne se prêtent pas à la sculpture, et il ne suffit pas de disposer du matériau adéquat, encore faut-il des artisans capables de le travailler.
Ces deux conditions n’ont été réunies qu’en certains endroits et durant une période somme toute assez courte. Les carrières concernées : Recht, Vielsalm, Ottré, Martelange, Herbeumont, Bertrix… Quant aux ateliers de sculpture, leur liste se réduit encore avec surtout Recht et Ottré, Bastogne et Bertrix dans une moindre mesure (au milieu du XIXe siècle, un certain Jean EVEN y a produit des croix funéraires visibles dans les cimetières de Mortehan et de Cugnon)1.
Pour situer chronologiquement cet artisanat régional, on peut y distinguer trois périodes2 : une production réduite durant la première moitié du XVIIIe siècle, l'épanouissement de Recht durant sa seconde moitié, et l’abondante production d’Ottré à partir de 1782. C'est sur cet atelier que je vais m'attarder (mais sans oublier Recht pour autant) car la croix de la Blanche Maison en provient.
Les sculpteurs les plus connus d'Ottré, ce sont les PIETTE père et fils. Citons tout d’abord Jean-Quirin (1791-1857) qui signait « Piette à Ottré ». Inspiré par le succès de Recht, il avait implanté son atelier en 1782 aux abords de ce village proche de Vielsalm, sur le site d’extraction d’un schiste de bonne qualité que de nombreux artisans façonnaient déjà. Sa spécialité à lui, c’étaient les croix funéraires. Il est considéré par Carlo Kockerols, grand connaisseur de cet art populaire, comme son représentant par excellence. Les œuvres de Jean-Quirin sont originales et attachantes, souvent empreintes d’une naïveté savoureuse.
L'un de ses fils, Jean-Quoilin, né en 1826, poursuivit l’activité paternelle, signant le plus souvent « Quoilin Piette à Ottré». Si, au début, ses œuvres copièrent de façon plutôt servile et maladroite celles de son père, elles évoluèrent vers un style plus personnel et varié qui malheureusement, à la longue, finit par sombrer dans la convention et la répétition. On peut presque parler d’un travail en série tant cette production rencontra de succès, on la retrouve dans de très nombreux villages ardennais, d’Arville à l’ouest à Arloncourt au sud. La mort de Quoilin Piette en 1890 sonna le glas de cet atelier.
La croix de la Blanche Maison
D’après ses inscriptions, elle semble provenir du cimetière de Bra-sur-Lienne (Lierneux). Elle est signée « Quoilin Piette à Ottré ». Elle rappelle trois décès survenus respectivement en 1852, 1870 et 1877, cette dernière année étant sans doute celle de sa commande.
Avec l'aide de mon voisin, je l'ai protégée par un auvent : il faut savoir que ces croix de schiste sont fragiles, la structure même du matériau fait qu'il a tendance à se déliter, la pluie et le gel s'insinuent dans les fentes et le font éclater. Il s'agit d'un patrimoine en danger ; heureusement, de nombreuses communes ont pris des mesures de protection en rassemblant et en couvrant d'un "chapeau" de plomb les croix de leurs cimetières.
Notes et références
- 1
Je remercie Madame Sylviane Dufour pour ces informations et renvoie les personnes intéressées à sa monographie : S.DUFOUR, Croix et Pierres tombales, Centre Culturel de Bertrix, 1992.
- 2
Carlo KOCKEROLS et Tjienke DAGNELIE in Fondation Roi Baudouin, « Le schiste ardoisier », La Mémoire des Bâtisseurs, Crédit Communal, p. 50. Consulter également : Henry d'OTTREPPE de BOUVETTE, Le schiste ardoisier d'Ardenne septentrionale du Moyen-Age à l'époque contemporaine, Centre Belge d'histoire rurale, n°44, Liège-Louvain, 1976.